Les « informateurs »
Langues tibéto-birmane : deori et deuri
Locuteur
Informateur
Tous les linguistes et anthropologues de « terrain » savent qu’on ne fait rien sans ceux qu’on appelle les informateurs (ou -trices). Le vocabulaire anglo-saxon, qui véhicule volontiers une sorte de mauvaise conscience, a abandonné le mot de informant pour des concepts comme "expert local". Le mot "informateur", en français, n’est pas très beau non plus. Mais de toute façon, l’important ici n’est pas dans le mot, mais dans la personne. Les journalistes aussi, qui souvent par nécessité changent de terrain comme de chemise, utilisent des experts locaux (dont parfois des linguistes comme nous), qu’ils appellent des fixeurs : ces gens qui connaissent le quartier et vous indiquent qui interviewer. On leur donne la pièce. Il en va tout autrement pour nos informateurs, à qui en général il est très difficile de donner la pièce, parce qu’ils préfèrent l’amitié. C’est du moins mon expérience en Inde. Les linguistes de terrain savent qu’un terrain se construit, souvent sur plusieurs années– au cours desquelles on devient "moins bête" et on connaît mieux les gens. La relation qu’on sait construire avec ses "informateurs" privilégiés est au cœur du métier – et c’est quelque chose qu’il est difficile d’enseigner aux étudiants. Le portrait ci-dessus est celui de Biphul Chandra Deori (décédé en 2011). Après que j’avais fini mon premier long terrain chez les Deori d’Assam, il m’a reçu chez lui à Guwahati. C’était un personnage important, mais il était à la retraite. Nous nous sommes ‘pris d’amitié’ l’un pour l’autre et nous avons revu ensemble, mot par mot, pendant d’innombrables longues séances, le lexique que j’avais collecté et qu’il a enrichi de diverses façons. C’était un ami.
Jacquesson, François
CNRS-LACITO
2006
Attribution; Pas d'utilisation commerciale; Pas de modification
deori
deuri
Photographie
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Assam
Organiser des ateliers d'écriture chez les Yucuna (La Pedrera)
Langue d'Amazonie colombienne : yucuna
Locuteur
Informateur
Au sein de la population de langue yucuna (environ un millier de locuteurs), la mythologie n'est plus connue que par une toute petite minorité d'anciens, principalement des guérisseurs (qui sont moins d'une dizaine aujourd'hui). Ne pouvant noter, transcrire et traduire, seul, cet héritage oral millénaire, suffisamment rapidement avant que ne disparaissent ces derniers narrateurs, j'ai décidé en 2002 de distribuer des cahiers et des stylos à tous les Yucuna sachant quelque peu écrire en langue yucuna (grâce aux écoles bilingues créées par les linguistes du Summer Institute of Linguistics depuis la deuxième moitié des années 80) et acceptant de rédiger (en yucuna et en espagnol) les récits qu'ils connaissaient, ou de les recueillir auprès de leurs anciens. La quarantaine de cahiers qui me sont revenus m'ont rapidement fait prendre conscience de la grande inégalité qui régnait, d'une part, en matière de connaissance de la mythologie et, d'autre part, dans la maîtrise de l'écriture (aussi bien en yucuna qu'en espagnol). Après avoir ainsi identifié les meilleurs narrateurs et rédacteurs, j'ai finalement décidé en 2006 de concentrer quasi exclusivement mon travail avec ces derniers pour recueillir un maximum de textes suffisamment exploitables pour envisager d'être publiés, ce qui m'a permis aussi de minimiser les coûts (car tous les narrateurs et rédacteurs demandaient à être rémunérés, au nombre de pages ou d'heures d'enregistrement). Sur la photo, quatre hommes mâchent la coca autour d'une table dans une maloca (grande maison traditionnelle). Tout au fond, le vieux soigneur Mario Matapi (décédé en juin 2011) est assis dans son hamac dans la pénombre. Il est en train de dicter l'Histoire des trois frères blancs* à l'homme à sa gauche, qui saisit le texte sur un Alphasmart 3000.**
En face de cet homme, César Matapi transcrit le mythe d'origine (Karipú Lakena) en l'écoutant sur le magnétophone MiniDisc qui m'avait permis de l'enregistrer auprès de Mario.
Au premier plan, Edilberto Yucuna est un soigneur qui a transcrit pour moi bon nombre des mythes de son père, Milciades Yucuna. L'ordinateur portable n'est pas assez autonome pour pouvoir y saisir des récits dans un lieu manquant d'électricité (même si l'éclairage est ici assuré par un panneau solaire que j'avais installé dans la maloca). L'ordinateur n'est là que pour en montrer l'utilisation aux indigènes, et pour stocker les informations recueillies avec l'Alphasmart lorsque le support mémoire de ce dernier est saturé.
* FONTAINE Laurent, 2008, Récits des Indiens yucuna de Colombie. Textes bilingues. L'Harmattan, p. 112-136.
**L'Alphasmart 3000 est un terminal de saisie particulièrement résistant et autonome, permettant de stocker et de transférer des données sur un ordinateur, ou de les imprimer au moyen d'une imprimante externe (c'est Jean-Pierre Caprile qui me l'avait conseillé).
Fontaine, Laurent
CNRS-LACITO
août 2006
Attribution; Pas d'utilisation commerciale; Pas de modification
yucuna
Photographie
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La Pedrera (Amazonas)
Retour des champs pour préparer la cuisson des prémices d'ignames (hommage à Gaby Moentéapo)
<a href="https://www.ethnologue.com/language/pri">Paicî (langue)</a>
Langue océanienne
Igname (fruit)
Gaby Moentéapo
Portrait
Informateur
Locuteur
Gabriel Téâ Auru Mwâtéapöö dit Gaby est décédé mercredi 20 février 2013 à Nouméa à 68 ans et est enterré aujourd'hui, vendredi 22 février, par un curieux pied de nez du calendrier puisque c'est aujourd'hui la sainte Isabelle ! Par cette image, je veux lui rendre un dernier hommage.
Gaby était mon "grand frère", Ciè en paicî.
J'ai rencontré Gaby à la suite des événements de 1984. Militant kanak de la première heure, il avait fondé en 1974 avec Déwé Görödé et Élie Poigoune le "Groupe 1878" qui préfigura en partie le Palika (parti de libération kanak) dont il fut membre actif durant de nombreuses années.
Gaby a eu un parcours très particulier, en quelques mots ici, infirmier, militant indépendantiste dans l'ADSPPK (association Développement d'une santé pour le peuple en Kanaky), avec auparavant un court passage dans les institutions de la région Nord (dont il avait démissionné, préférant garder sa liberté de pensée et d'action).
C'est par lui que je suis arrivée un beau jour de septembre 1989 à Ponérihouen, chez ses parents, dans la vallée de Cäba. Je travaillais à cette époque sur le développement économique en milieu kanak : il a été mon premier "guide" dans les vallées de Ponérihouen avant de me laisser chez ses parents, sans que ceux-ci ne soient forcément très contents de m'avoir sur les bras. Ce fut pourtant le début d'une relation très profonde avec toute la famille, à tel point que son père André Mêcêrè me dit un jour, quelques années après, que j'étais désormais sa fille et que je devrais m'appeler désormais Isabelle Mwâtéapöö, ce que m'a confirmé Gaby bien des années après en m'associant à la présentation d'une coutume de deuil de la famille. C'est en hommage aussi à Caa André que mon fils porte le nom de Mêcêrè. En 1989, après m'avoir laissée dans la famille à Cäba, Gaby était reparti à Nouméa pour l'ADSPPK et c'est donc Caa André qui m'a guidée par la suite dans les vallées pour continuer mes enquêtes de parenté.
Gaby était ce qu'en d'autres temps et d'autres lieux on aurait appelé un "honnête homme". Il lisait énormément et avait une culture à faire pâlir bon nombre de personnes. Et comme son père, il était une mémoire vivante sur la tradition et l'histoire paicî. Il écrivait aussi beaucoup, tant jadis dans les journaux militants Andi ma Dhô, journal du Groupe 1878, puis dans Kanak, journal du Palika, que plus récemment des poèmes et des chansons. Il jouait aussi de la guitare et composait des mélodies pour accompagner ses chants.
Il était revenu vivre chez lui, après le décès de son père, avec sa soeur Marthe et ses deux neveux, Céu et Patou, qui avaient été adoptés par leur grand-père André.
Il va nous manquer comme à tous ses proches, et c'est aussi une perte pour le pays kanak.
2007
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Photographie
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Ponerihouen
Un des derniers connaisseurs de la langue na de Yongning : Mme Latami Dashilame (Yongning)
Langue sino-tibétaine : na
Enregistrement de locuteur
Dans sa jeunesse, mon professeur de langue moso (na) de Yongning, Mme Latami Dashilame, a été l'un des acteurs d'un documentaire-fiction au sujet des gens de Yongning et de leur structure familiale inhabituelle (Le mariage 'A-zhu' chez les Naxi de Yongning《永宁纳西族的阿注婚》). Plus tard, l'un de ses fils est devenu ethnologue, et de nombreux collègues ont rendu visite à sa mère. Elle a vu la culture des Na de Yongning devenir un objet de curiosité, et sa promotion dans l'industrie touristique, dont elle mesure les bons et les mauvais côtés. Ces expériences ont ébranlé certaines croyances que lui avaient transmises ses aînés, par exemple la foi bouddhiste. Elle pratique chaque jour les rituels, mais n'a plus entièrement foi dans la réincarnation. Les récits qu'elle a bien voulu enregistrer reflètent cet entre-deux : comment elle suspend sa croyance en un univers symbolique qui demeure néanmoins le sien.
Michaud, Alexis
CNRS-LACITO
2012
Attribution; Pas d'utilisation commerciale; Pas de modification
na
Photographie
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Yongning